maandag 15 juni 2015

driekleur 188



Il se dressait ensuite devant l’intruse qu’il faisait reculer du bout des doigts et lui demandait d’une voix douce s’il ressemblait à un singe. – Oh ! mon oncle ! – Bien. Mais pourquoi ton oncle ne ressemble-t-il pas à un singe? De quelle couleur est son habit? – Bleu, bleu vif, oncle Ben. – Son gilet? – Rouge, avec une petite broderie de fleurs jaunes et vertes. – Le mouchoir de soie qui dépasse du gilet rouge? – Marron, ou plutôt feuille morte. – Le pantalon, mon enfant? – Blanc, oncle Ben, avec une large bande cramoisie sur la couture. – Les souliers, mon enfant? – (Avec passion.) Rouges, rouges, oncle Ben, des souliers de cuir de Russie. A ce moment, il y avait une pause, comme si l’oncle Ben ne se fût pas décidé à poser la dernière question, plus importante que toutes les autres. Il gonflait sa poitrine, s’appuyait de deux doigts sur une table, puis, d’une mine presque indifférente, il demandait enfin : « Et la cravate, mon enfant, de quelle couleur vois-tu cette cravate ? » Or cette cravate était noire ; elle s’enroulait plusieurs fois autour de son cou et bouffait dans l’ouverture du gilet comme une grosse fleur aux pétales luisants. « Noire? As-tu dit noire? Mais oui. Noire. Tout bêtement. Elle est noire. Mais d’un noir qui arrange tout, comprends-tu? D’un noir qui fait que ce rouge ne se jette pas sur le bleu pour le dévorer, et que toutes ces couleurs au lieu de crier… sais-tu bien ce qu’elles font au lieu de crier, mon enfant? » Il plaçait un doigt sur ses lèvres et allongeait les deux bras avec un geste lent et large comme pour assourdir l’éclat d’un orchestre déchaîné : « Elles chantent, disait-il. Elles chantent, mon enfant. Et voilà pourquoi je n’ai pas l’air d’un singe. »

Julien Green, Journal 1928-1934, 277-278